Souvenir de Jean-Claude Sallier en mission BCEOM en Zambie
La Zambie
Une tribu germanique prise de nostalgie de soleil décida un jour de mettre le feu à tous ses biens et de partir vers le sud. Ce gros tas de choses à incendier s’appelle un mollard. De nombreuses personnes et villages en Savoie et en Suisse s’appellent Mollard. C’était le nom du chef de la délégation du BCEOM à Tananarive.
On m’avait vendu au Fond Européen de Développement (FED) pour un contrôle de travaux. Sarasin, un rouquin ancien nageur de combat aux grands pieds, travaillait également pour le FED. Il fallait écrire un rapport par mois. Nous avions beaucoup de temps de libre. Nous décidâmes de nous inscrire à la fac de Droit et Sciences économiques de l’université Charles de Gaule à Tananarive. Le patron local du FED n’y voyait pas d’inconvénients. Examen de fin de première année : je sors premier, un capitaine de Gendarmerie sort second et Sarrasin troisième. Ma femme travaillait pour Alitalia. Mes gamins étaient dans une école canadienne.
Par suite de jalousies internes (que font ces branleurs du FED pendant que nous on trime), Mollard décida de m’expédier en Zambie pour l’élaboration d’un plan de transport en six mois. Je débarquais donc à Lusaka. Je fus accueilli par Alexis Andolenko, un très chic type, nous allions devenir copains. On va voir pourquoi et comment.
Alexis arrivait de Polynésie. C’était un ancien lieutenant de la Légion étrangère (son père Russe blanc, lui, était général). Alexis décida d’une reconnaissance des pistes jusqu’au Malawi pour examiner l’état des pistes et connaître un peu l’Afrique tropicale. Il allait être servi. Nous étions deux dans la Land Rover, lui et moi. Il conduisait.
Dans la Légion, quand on organise un barrage, on se met en travers de la route les bras en croix en braillant « Halte ! ». Dans l’armée zambienne, héritière des flegmatiques usages britanniques, pour arrêter un véhicule, on agite nonchalamment la main en restant au bord de la route. Alexis, très gentleman, prit le geste du militaire pour un amical bonjour et, sans s’arrêter agita à son tour sa main gauche d’élégante façon.
Nous traversions un pont d’une centaine de mètres de longueur. Je fus le premier à voir à l’autre extrémité du pont un militaire de jeter à plat ventre, fusil mitrailleur en batterie. Je suggérais alors fort courtoisement à Alexis d’observer l’extrémité du pont, de ralentir en agitant un mouchoir blanc. Ce qu’il fit. La justification de nos différences culturelles et militaires nous prit une bonne heure et quelque monnaie.
Nous fîmes étape ce vendredi soir dans une auberge-paillote à quelque 50 kilomètres de la frontière. Le samedi matin, Alexis décida de franchir la frontière, de rouler jusqu’au lac et de revenir le même jour. Nous savions qu’il était strictement interdit de sortir de l’argent de Zambie. On enterra notre argent au pied d’un arbre à côté d’une tête de buse.
L’officier zambien de la frontière était superbe, très major Thomson moustaches en moins, uniforme impeccable, pas un pli à la chemise, stick sous le bras, jeune, d’une parfaite courtoisie. Alexis expliqua l’objet de sa mission et sa courte durée. Le fringant officier dit que normalement, il nous faudrait un visa pour rentrer en Zambie mais, qu’étant de service et conscient de l’importance de notre mission, il consentirait à nous laisser rentrer sans difficultés.
À cinq heures de l’après-midi, nous étions de retour. Le major Thomson était parti en week-end. Un vrai britannique aurait tenu parole, pas un africain nonchalant. Nous étions dans la merde ! Le bidasse de service exigea des visas. Alexis entreprit alors de négocier. Le palabre dura bien deux heures, la nuit était tombée. Alexis commit l’erreur impardonnable : il prétendit que nous étions en mission à la demande du Président Kaunda. Il fut immédiatement jeté en cellule pour insulte à la présidence. Il avait oublié de dire « Président Docteur » Kaunda. Fier de son autorité, le bidasse me laissa passer sans visa.
Je retrouvais mon Afrique et savais qu’il faillait maintenant payer la rançon pour sortir le chef de taule. Je m’aperçus rapidement que j’étais suivi par les soupçonneux militaires et que si je m’arrêtais au pied de l’arbre pour déterrer notre argent, j’étais bon pour avoir de très très gros ennuis. J’allai donc à notre auberge-paillotte, contournai le village et fis demi-tour en direction de la frontière. Plus personne ne me suivait. Il faisait une nuit sans lune, je déterrais l’argent et allais arrondir les fins de mois de l’armée zambienne, délivrer mon légionnaire d’Andolenko qui dans son trou se faisait vieux. Notre amitié devint indéfectible. Il m’appelait « petit Jésus » parce qu’un jour, je me plaignis d’être seul comme un Jésus.
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Je fis l’inventaire de toutes les pistes de Zambie. Un jour, fatigué, je m’arrêtai au milieu d’un remblai assez haut pour observer une bande de cynocéphales, gros singes à tête de chien. Ils étaient pensivement assis en haut du talus sans bouger un poil. Pour mettre un peu d’agitation dans cette philosophique immobilité, je leur jetais sans agressivité, comme on jette le cochonnet à la pétanque, une pierre qui tomba à mi-hauteur du talus. Mes singes avaient horreur de la pétanque. Pas de chance.
Une fois de plus nos différences culturelles s’exprimèrent brutalement. La troupe se mit à me jeter des branches et des cailloux puis se précipita dans ma direction, gueules pleines d’énormes crocs. Je n’eus que le temps de me réfugier dans ma Land Rover et de fuir comme un péteux.
Le zèbre s’approcha nonchalamment, observa mes essuie-glaces, retroussa ses babines et arracha celui côté conducteur et, satisfait s’en alla tranquillement. Bien sûr, loi de la tartine de Peter qui tombe toujours du côté du beurre, l’orage éclata, déversa des torrents de flotte et je fus obligé de conduire tête dehors jusqu’à la fin de l’orage.
La piste en terre était très étroite, mangée des deux côtés par la végétation, et le virage très serré. Je roulais très lentement. Le Monstre était là, il m’attendait à la sortie. Un énorme rhinocéros, un machin de plus d’une tonne à dix mètres de moi. Je me sentais minuscule dans ma petite Volkswagen. La patte arrière gauche du monstre se mit à gratter furieusement la terre de la piste, il baissa la tête équipée d’une énorme corne. Je fis marche arrière, pris le virage serré et pris la fuite.
J‘avais pris un raccourci d’une vingtaine de kilomètres. C’était au milieu de l’après-midi, j’étais un peu fatigué d’une journée de conduite sur des pistes en terre. La piste était déserte, étroite, recouverte d’un dôme de végétation, je roulais sur une zone inondée depuis un plus de deux kilomètres. J’étais inquiet à l’idée de tomber en panne ou dans un trou. La chaleur était lourde, humide, malsaine ; j’aperçois soudain une silhouette furtive qui traversa rapidement la piste. Une bête énorme type crocodile géant mais avec une carapace hérissée de crêtes de dinosaures comme on en voit dans certains films. Je fis marche arrière mais l’animal avait disparu. Des années plus tard en Équateur, je revis la monstrueuse silhouette de la piste africaine, sans doute un varan.
Elle était blanche, hiératique, immobile, haute d’un mètre environ, posée sur une branche. Nous étions environ à 10 mètres de distance l’un de l’autre. J’observais l’oiseau. La grue était parfaitement indifférente, méprisante, dédaigneuse. Vaguement vexé, je lui jetais une pierre comme aux singes. Cette saleté de volatile tendit le cou prolongé par un immense bec en forme d’épée, posa au sol sa deuxième patte, démarra sabre au clair, droit en direction de mon nombril. J’eus à peine le temps d’attraper une de mes samaras et de lui balancer une claque sur le bec.
Nous, les broussards du BCEOM, devons faire face à des dangers dignes de Crocodile Dundy ou d’Indiana Jones dans l’Arche perdu.
Chaque semaine, je recevais par l’Alitalia les cours de droit et sciences économiques que ma femme avait tapés à la machine et que Sarrazin, le rouquin aux grands pieds, lui faisait parvenir chaque soir. Je lisais et révisais ces textes. Vers la fin du séjour, je prétendis faire une reconnaissance d’une semaine sur le terrain pour compléter l’inventaire routier et je disparus de Lusaka. Je trouvais refuge dans un village africain perdu en brousse. Je négociai avec une mama la location d’une paillotte et me mis à réviser mes cours dans un calme monastique en me nourrissant de bananes. La paillotte était fraiche légèrement obscure, bien plus confortable qu’une chambre d’hôtel en maçonnerie ? Je dormais sur une natte avec un bout de bois comme oreiller, moins confortable qu’un lit d’hôtel.
Je sortis à nouveau premier des examens de fin d’année que je passais à l’université de Tananarive ; je le fis savoir haut et fort au Tovarich Mollard. Ce fut la fin de mes études universitaires, un petit DEUG, car je devais me retrouver en pleine brousse brésilienne quelques semaines plus tard. Grâce à ce petit DEUG, le BCEOM me vendit plus cher.
Je revis Alexis pour la dernière fois à une réunion annuelle du BCEOM. En partant il me dit « au revoir petit Jésus ». Trois jours plus tard, il tombait foudroyé par une attaque cardiaque. Il portait un valve cardiaque végétale. C’était un bon copain.
Jean-Claude SALLIER, décembre 2021