Souvenir de Jean-Claude Sallier en mission BCEOM au Nigéria
Le Nigéria
Il est des pays accueillants, sympathiques, avec une population aimable, une police humaine efficace, des conducteurs attentifs et prudents. J’ai nommé le Nigeria, pays de 200 millions d’habitants, le plus peuplé d’Afrique.
Je crois que c’est Dumez, une boite de TP, qui nous avait confié un contrat de 6 mois pour étudier un plan de développement d’une région pas trop distante de Lagos la capitale.
La réception à l’aéroport est des plus accueillantes : un long couloir étroit et obscur. Les arrivants s’entassent dans ce tunnel. À l’extrémité du tunnel, un rempart de deux mètres de hauteur et une étroite chicane pour distiller les passagers. Sur le rempart, deux officiers de police en uniforme ; celui de droite empile les passeports, celui de gauche les prend et monte une autre pile. C’est ainsi que le premier se retrouve le dernier et le dernier se retrouve premier, comme le prêchait Jésus.
Le flic gauchiste étudie minutieusement chaque passeport, à regret lui balance un coup de tampon et, d’un air écœuré, le jette du haut de son rempart en vol plané quelque part dans le tunnel. Un passager le ramasse, lit la haute voix le nom de son heureux propriétaire qui le récupère et se faufile comme il peut vers la chicane du rempart. On verra un peu plus loin que quitter ce pays est également folklorique.
Notre équipe est multidisciplinaire. Il y a des économistes, des agronomes, des spécialistes en pêche, en élevage, en nutrition, en démographie, en anthropologie, moi en route et transports ainsi qu’un informaticien en plus du chef de projet. En résumé une belle douzaine de zozos, parmi les meilleurs. Vaste programme, comme dirait de Gaule. C’est Dumez qui paye. Le pauvre !
L’équipe s’organise, se met au travail et fournit ses chiffres et autres statistiques. L’informaticien fait tourner son modèle de Harvard (le meilleur du monde comme d’habitude). La bécane chauffe, itère x fois, les résultats sortent en rafale. Le chef angoissé examine le verdict électronique et provoque une réunion. « Ça merde », dit-il sobrement ! Il y a de fortes incohérences avec la réalité visible.
La réalité est que nos africains nigérians sont bien gras, bien noirs, équipés de dents saines et bien blanches, alors que le modèle américain prétend qu’ils sont maigres, miséreux, malades avec des chicots dans la bouche. Le modèle a toujours raison. Le chef se met à râler et demande à tous de revoir, de recouper, contrôler les données (inputs en langage informatique). Nous révisons, contrôlons, recoupons les inputs. L’ordinateur se remet au travail et régurgite les résultats. Rebelote : les noirs sont toujours obstinément misérables. Ils manquent informatiquement de calories, de protéines, de vitamines.
Le chef commence à perdre patience, une séance d’explications se met en place. Tous prétendent que leurs données sont dans la fourchette du raisonnable, les surfaces cultivées, les rendements, les prix, la natalité, la mortalité, les calories ingérées, etc. Tous refusent de modifier leurs inputs. Bien sûr, personne ne se permet de mettre en cause la qualité du modèle américain de Harvard, le nec plus ultra des modèles. C’est l’adoption de ce bidule qui nous a fait gagner le contrat. Un mauvais esprit suggère que le modèle a été calibré sur le modèle de nourriture américaine : hamburgers, maïs, cheesecake alors que nos locaux se nourrissent de manioc, millet et bananes.
Le spécialiste en informatique passe plusieurs nuits à tout vérifier ; rien à faire, la population est obstinément misérable.
Le chef héroïque comme tous les chefs prend une décision héroïque qui fait hurler le démographe. Il assassine informatiquement 400.000 habitants. Le modèle donne enfin des résultats crédibles.
C ‘est ainsi que le BCEOM, plus efficace que les Hutus du Rwanda, a massacré 400.000 africains d’un coup de plume.
Les Anglais colonisateurs du Nigéria sont des épiciers, pas des urbanistes. Lagos avec ses millions d’habitants est un gigantesque village africain. Dumez construit des autoroutes urbaines surélevées comme le métro aérien à Paris ; de-ci de-là, il y a des tours de contrôle avec des guetteurs ; en cas d’accident ou de panne qui provoquent une thrombose des artères autoroutières, le boucan des klaxons réveille les guetteurs qui envoient un commando de chirurgiens pour poser un stent. C’est simple, le commando balance la bagnole coupable par-dessus bord. Ça tombe où ça peut. Pas de chance si c’est sur une case. On vous disait bien que la police était sympathique et efficace.
Je reviens d’une tournée en brousse, mon chauffeur et moi participons au chaos automobile de Lagos. À un moment donné, par hasard, mon chauffeur arrive à changer de file. Le temps passe, nous nous trouvons à la hauteur d’une station-service. Surgit alors un flic tout noir et rouge de rage, mélange compliqué de couleurs. Il hurle que nous avons doublé son taxi et ordonne de nous garer dans la station-service.
Émotionné, mon chauffeur obtempère et heurte légèrement le poteau métallique qui porte l’enseigne de la station. Le poteau vibre et reprend sa verticalité. Apparaît alors un second type tout noir et rouge de colère (ce doit être une épidémie) qui s’en prend à mon chauffeur. Ils sont deux à brailler férocement, le flic et le gérant de la station. Mon chauffeur est mort de trouille. J’essaye d’intervenir, le flic sort son pétard, je me refugie prudemment dans la Toyota.
Ce palabre méchant s’éternise. Le gérant rentre dans sa bicoque en ressort avec une chaise et s’assoit impérial les bras croisés sur la poitrine. Mon chauffeur se met à plat ventre et lui baise les deux sandales. Satisfait, le zozo rentre sa chaise et disparaît du décor. Un problème réglé, le chauffeur se relève, essuie son pantalon et sa chemise et se fait secouer par le pandore qui se remet à hurler. Cela me coûtera 50 dollars. Je vous avais bien dit que la police était bienveillante et efficace.
J’arrive dans un hôtel de brousse d’un patelin de quelques milliers d’habitants. Une équipe de topographes britanniques opère à proximité et loge dans cet hôtel. Dans le hall de l’hôtel, toutes les nuits, un orchestre de tamtam africain fait un boucan infernal jusqu’ ‘aux aurores blêmes. Les britishs ont les yeux qui, de fatigue, leur tombent dans la bouche.
Le soir où j’arrive, les Britanniques flegmatiques de naissance font une dépression nerveuse collective. Le groupe se met en short et entreprend de virer à coup de poings les musiciens et les danseurs. Super-énervés qu’ils sont, les topos. Dans le reste de l’Afrique, on voit débarquer les flics qui généralement embarquent les blancs et, dans la meilleure des hypothèses, les expulse. Pas au Nigeria. C’est un pays où la force fait loi. Les topos britanniquement blancs décrètent que le tamtam s’arrêtera à 11 heures du soir. Tout le monde obéit. On peut dormir tranquille. Les margouillats cliquent derrière les rideaux et avalent les moustiques. C’est le Nigeria. Pays bizarre où l’incompétent que je suis se voit menacé d’un coup de matraque du flic à qui il demande son chemin.
Je me trouve dans le bureau du patron de Dumez, il veut me voir pour parler construction de routes. Je suis dans la salle d’attente, le ministre des Finances est assis quelques chaises plus loin. Le big boss sort de son bureau et me fait signe de le suivre, le Ministre attendra. Il vient chaque mois chercher son enveloppe.
Tous les matins, mon chef qui habite une villa prend sa voiture pour aller au bureau. Deux flics ont pris l’habitude de l’attendre au coin de la rue, lui ordonnent de s’arrêter, montent dans la bagnole et disent : « tu donnes l’argent ».
C’est enfin le jour du départ. Mon copain le chauffeur me mène à l’aéroport, se stationne, et m’aide à porter les valises. Je passe premier la porte d’entrée, le brave type me suit avec deux valoches et le garde en uniforme posté à l’entrée lui balance un grand coup de poing en pleine gueule pour lui apprendre que seuls les gens avec un billet sont autorisés à rentrer. Matraquage sans sommation. C’est le Nigeria.
Ce passager dans la salle d’attente de l’aéroport est grand, gros, rougeau de naissance mais apoplectique rouge brique, un vrai sanguin qui hurle de rage. La foule médusée apprendra qu’il est luxembourgeois, patron d’une marque de bière réputée. Il était en négociation avec le ministère des Affaires étrangères pour ouvrir une brasserie à Lagos. Nous apprenons qu‘il a copieusement arrosé le Ministre pour pouvoir construire son usine à bibine et que l’affaire conclue, il se déplace à Lagos pour finaliser l’opération.
L’hôtel réservé lui donne sa chambre. Plein d’entrain, il se présente au ministère et là, catastrophe, sa sublime excellence prétend cyniquement qu’il ne connaît pas ce Monsieur et on le fout dehors. De retour dans son hôtel, on lui dit que sa chambre n’est pas libre et on le jette dans la rue. Lui et ses bagages qui se retrouvent sur un trottoir lépreux. Un gros blanc, rouge brique escorté par deux gigantesques valises a une espérance de vie assez limitée. Il réussit à prendre un taxi et se démène pour changer son billet d’avion. Le douanier lui explique que ses bagages ont une grande chance d’atterrir à Tombouctou ou à Tataouine s’il ne paye pas une rançon.
Et c’est là qu’on le retrouve dans la salle d’embarquement proche de l’infarctus. C’est le Nigeria, pays sympathique et hospitalier.
Le pauvre type aurait dû prendre des leçons de corruption et savoir qu’il ne faut pas payer cash mais par mensualités ou par étape pour maintenir son poisson bien crocheté à l’hameçon. Il aurait dû prendre des leçons chez un entrepreneur de travaux publics.
Jean-Claude SALLIER, décembre 2021