Ma première mission BCEOM aux Comores
Dès mon arrivée au siège, le 16 mai 1978, Claude Rouveyrol, mon Chef de Division, me confia l’actualisation d’une étude routière réalisée quelques années auparavant. Il s’agissait de construire une route reliant les villages de Pomoni et de Moya, au Nord-Est de l’île d’Anjouan, l’une des 4 îles de l’archipel des Comores qui avait pris unilatéralement son indépendance le 6 juillet 1975 sous l’égide du président du Conseil de gouvernement des Comores de l’époque, Ahmed Abdallah. Cependant l’île de Mayotte, qui souhaitait rester française, fit sécession et obtint en 1977, après référendum, le statut de Collectivité Territoriale puis, en 2011, de département français.
On me présenta ce travail (à faire en un mois et demi) comme étant trivial, une simple formalité, et pourtant…
L’actualisation consistait en une première mission de terrain au cours de laquelle je devais recueillir les données nécessaires et, en prime, rechercher une variante locale de tracé dans une zone où la route devait passer en corniche au dessus de l’Océan Indien pour contourner un massif rocheux en surplomb, ou alors par un tunnel… rien que ça ! Le dossier d’étude se bouclait ensuite à Madagascar « chez Jules », Directeur d’INFRAMAD, filiale de BCEOM, et je devais retourner à Moroni, la capitale des Comores indépendantes, pour livrer le dossier d’études au client.
Votre mission, si vous l’acceptez etc. Bien sûr je l’acceptais … mais avais-je le choix ? Et puis j’en avais vu d’autres après sept années passées en Algérie. J’étais bien loin de savoir ce qui m’attendait et d’ailleurs Claude Rouveyrol non plus !
Et c’est là que débute une aventure hors du commun. A quelques jours de mon départ en mission j’entends à la radio : coup d’état aux Comores. C’était le 13 mai 1978, une date symbolique (20° anniversaire du putsch d’Alger). J’appelle le siège qui décide de changer l’ordre des opérations : je vais d’abord aller à Antananarivo, à l’agence locale BCEOM pour préparer le travail à partir de l’ancien dossier avec les quelques éléments disponibles et ensuite, dès que ça se calmera, j’irai faire la mission de terrain aux Comores.
Dans la semaine qui suivit mon arrivée à Antananarivo, pas de chance, une révolution aux accents de guerre civile éclata : les gendarmes tiraient sur les CRS, en pleine ville, de colline à colline, les étudiants manifestaient et se faisaient tirer dessus, une secrétaire de l’Ambassade de France avait été tuée d’une balle perdue.
Conséquence : instauration d’un couvre-feu et, donc impossible d’aller au bureau. Je suis contraint de travailler dans ma chambre d’hôtel tout en entreprenant, de temps à autres, un saut à l’agence en faisant quasiment tout le tour de la ville pour éviter les barrages de police grâce à l’habileté du chauffeur de Jules … J’ai même réussi à me faire agresser par un voleur en remontant à pied de l’agence à mon hôtel juste avant le couvre-feu, mais heureusement sans succès… pour mon agresseur !
Au bout d’une quinzaine de jours la situation se calmait à Moroni, les mercenaires de Bob Denard, auteur du coup d’état commandité par Ahmed Abdallah, semblaient maîtriser la situation. Je pars donc faire ma mission de terrain aux Comores. Heureusement Air Comores fonctionnait encore avec 3 vieux DC4 datant de la guerre du Biafra (1967-1970). Les pilotes n’étaient guère plus fringants. Le calme semblait effectivement revenu et je suis arrivé sans encombre à Moroni après quelques bouteilles de whisky vidées par les pilotes en cours de vol. Je me suis installé dans le seul hôtel qui fonctionnait encore, constat qu’avaient aussi fait les mercenaires en ayant également investi les lieux.
J’étais le seul client étranger civil de l’hôtel. Je m’installais donc et m’apprêtais à prendre mon premier repas assis à une petite table située au bord de la piscine et surtout à l’écart de l’agitation militaire. Mais au bout de quelques minutes, un mercenaire de haute carrure, constellé de tatouages et le crâne rasé, s’approcha de moi d’un pas déterminé en me questionnant autoritairement : « Vous êtes français ? ». Affirmatif, lui répondis-je, il me convia alors « fermement » à venir prendre mon déjeuner en sa compagnie et celle de ses acolytes autour d’une impressionnante tablée. Il demanda à ses camarades que l’on me fasse place, ce qu’ils firent en se saisissant de leurs fusils mitrailleurs et autres armes de poing pour les rassembler en faisceau au bout de la table.
Franchement peu rassuré mais cependant avide d’informations j’obtempérais (sérieusement, avais-je vraiment le choix… ?) et c’est ainsi que durant les quelques jours passés à Moroni, je pris mes repas en bruyante et tapageuse compagnie en profitant des conversations de mes voisins qui me racontaient leurs macabres découvertes dans les citernes, m’expliquant que, du fait de la vacuité du pouvoir, ils devaient s’occuper de tout (police, état civil et bien d’autres réalités moins régaliennes découlant de trois années de despotisme d’Ali Soilihi, à la fois le « Pol Pot » et le « Sankara » des Comores, assassiné le 29 mai 1978 par les mercenaires de Bob Denard qui avait lui-même renversé Ahmed Abdallah lors d’un coup d’état perpétré le 3 août 1975… par Bob Denard et ses sbires).
J’étais encore jeune, même pas peur ! Quoique…
J’ai enfin pu me rendre à Anjouan pour procéder aux reconnaissances de terrain, une nouvelle aventure qu’il serait trop long de raconter par le détail : varappe, reconnaissances à la nage, dans les marécages avec de l’eau jusqu’à la ceinture, débroussaillages à la machette, bivouac dans une cabane en bambou et feuilles de cocotier (falafy en malgache), en cohabitation rapprochée avec les moustiques, les cafards et les scolopendres… bref, la totale ! digne d’un Rambo dont BCEOM comptait déjà, dans ses effectifs, certains spécimens).
Il résulta de ces reconnaissances qu’à l’évidence la seule solution réaliste était de creuser un tunnel dans la zone rocheuse surplombant l’océan. Naturellement je n’en avais encore jamais étudié et le dossier devait être livré au client dans un mois et demi !
Je passe sur les détails techniques et autres épisodes tortueux de mon retour à Antananarivo. Et finalement, après moult difficultés liées au contexte malgache, voici enfin venu le moment de boucler le dossier, de l’éditer et d’aller le livrer au client, à Moroni. Il faut préciser qu’à cette époque il y avait d’énormes pénuries à Madagascar et, bien sûr, ni papier Ozalid ni fournitures de papeterie. J’apprenais également qu’Air Comores n’assurait plus la liaison entre Moroni et Antananarivo pour cause de panne. Ça se corsait … Comment allais-je faire ?
Compte tenu des pénuries malgaches et de l’absence de liaison aérienne pour Moroni, je n’avais finalement qu’une solution : aller à la Réunion, acheter les différentes fournitures nécessaires à la confection des dossiers et prendre un vol « Réunion Air Service » (actuellement Air Austral) qui assurait une liaison régulière plusieurs fois par semaine sur Mayotte.
Mais après, comment faire pour aller de Mayotte à Moroni ? En ngalawa (pirogue comorienne mono-balancier) ? En boutre ? en cargo ? Malgré cette incertitude de taille et n’ayant finalement pas d’autres choix, je pris donc la décision d’aller à Mayotte et d’aviser sur place en invoquant la chance !
Et c’est là que l’aventure est à nouveau au rendez-vous : je me retrouvai sur le tarmac avec tous mes bagages : ma valise, une dizaine de rouleaux de papier Ozalid, mes rouleaux de calques et 12 dossiers à sangle bourrés de pièces écrites reproduites à Antananarivo. Je devais impérativement trouver, dans le plus court délai, une solution pour aller à Moroni. J’entrepris alors de questionner le personnel de l’aviation civile locale pour savoir si, d’aventure, Air Comores avait repris ses vols inter-îles. Bien sûr, rien. Les mines se figeaient devant moi et je compris qu’il valait mieux éviter de parler de Moroni, aux mains de Bob Denard et ses sbires…
Tout en poursuivant mes investigations, ironie du hasard, je vois atterrir un petit avion bimoteur du type Beachcraft qui vient s’immobiliser à 50 m de moi sur le tarmac. L’agent de l’aviation civile me dit qu’il s’agit d’un vol officiel en provenance des Seychelles acheminant à Moroni un diplomate de ce pays venant présenter ses lettres de créance au nouveau pouvoir (Ahmed Abdallah).
Je ne me démonte pas et vais voir l’équipage de l’avion pour leur demander s’ils n’auraient pas une place libre. Le commandant de bord me répond gentiment qu’il en a effectivement une et me demande si j’ai des bagages. Je lui montre l’amas de rouleaux, les dossiers et la valise à mes pieds. « Combien ça pèse ? » me demande-t-il. Je lui réponds au pif : « 80 kg ! ». Après avoir bien tordu le nez, il finit par accepter après avoir tout de même vérifié que la soute à bagages pouvait contenir mon barda.
Et c’est ainsi que pour la première et unique fois de ma vie je puis affirmer avoir fait de l’avion-stop. Je pense qu’à BCEOM ce devait être également une première, quoique…
Me voici à nouveau à Moroni… mais l’aventure n’est pas finie, loin s’en faut. Arrivé le samedi 8 juillet, en fin de journée, il me fallait trouver une tireuse de plans et de l’ammoniac. Seul le ministère des TP possédait ce type de matériel. J’arrive par le « bouche à oreille » à trouver un agent des TP ayant les clefs de l’immeuble du ministère et disposé, avec un de ses collègues, à m’aider à réaliser les tirages en travaillant tout le week-end. Heureusement, en Afrique, tout finit par s’arranger à condition d’aider la chance. J’ai tout à coup une montée d’adrénaline, me voilà enfin à pied d’œuvre pour attaquer l’ultime étape : la confection des dossiers.
Une fois dans les lieux, consternation ! pas de courant électrique aux TP… Heureusement l’un de mes assistants comoriens me dit qu’une de ses connaissances habite en face de l’immeuble des TP et qu’il accepterait sûrement de nous fournir de l’électricité moyennant un juste dédommagement. Nous allons donc le voir et, quelques palabres plus tard, il est d’accord pour me dépanner. J’évalue la distance jusqu’au local de tirage … près de 100 m tout de même ! Me voilà donc à la recherche d’une boutique, au quartier, susceptible de me fournir un rouleau de câble électrique de la bonne section et un jeu de prises.
Chance ! Je trouve le rouleau de câble adéquat au comptoir général indo-pakistanais situé au centre-ville, un immeuble de 3 étages construit à la Dubout, en attente d’un étage supplémentaire et dénommé la « Tour Montparnasse » (ça ne s’invente pas…).
Je procède donc aux branchements. Dommage, ça ne marche pas ! La tireuse a un problème… mais lequel ? Un de mes assistants part chercher quelques outils pour démonter la tireuse et me voilà transformé en dépanneur. Enfin une heure plus tard tout finit par fonctionner au plan électrique, mais reste l’ammoniac. Quelques heures de recherches plus tard nous avons fini, grâce à Radiotrottoir et avec beaucoup de chance, par trouver un bidon d’ammoniac dans un quartier improbable de Moroni.
Nous avons dû travailler 18h d’affilée pour arriver à confectionner les dossiers (tirages, pliages, collages etc.), et le lundi 10 juillet 1978, à l’ouverture des bureaux, je les livrais au Directeur Général des TP en ayant rigoureusement (et miraculeusement) tenu les délais contractuels.
Le surlendemain, une fois ma mission accomplie et la facture remise au client (culture BCEOM oblige…), je repartais pour Paris : 2 jours de voyage, en faisant Moroni-Mombasa dans un DC4 pourri d’Air Comores fraîchement réparé (alea jacta est !), Mombasa-Nairobi dans un DC9 tout aussi pourri de Kenya Airways, Nairobi-Londres dans un Boeing 747 de British-Airways et enfin Londres-Paris par Air France, prêt à fêter le 14 juillet en famille !
Pour information, le tunnel a finalement été réalisé par une entreprise française installée à Madagascar, qui rencontra beaucoup de difficultés en le creusant dans un mélange de pouzzolanes et de basalte partiellement décomposés, avec des constellations de nidations scoriacées (dixit le labo) et, de toutes parts, des venues d’eau d’infiltration. Un blindage et un drainage dans les piédroits ont finalement été nécessaires sur la moitié de sa longueur totale (120 m).
Ce projet était financé par le Fonds du Koweït. J’ai dû, quelques mois plus tard, accompagner les autorités comoriennes à Koweït pour défendre le projet et surtout faire accepter par le bailleur de fonds les surcoûts résultant de la solution retenue. Et malgré toutes ces difficultés, j’ai réussi à obtenir de gré à gré le contrôle des travaux sous l’étiquette d’INGEROUTE.
C’était ma première mission BCEOM. Je crois même me souvenir que la marge de cette affaire avait été plus que confortable ce qui a peut-être contribué plus tard à forger ma réputation… Il ne faut pas croire que cette première expérience, en période d’essai de 3 mois, m’avait découragé puisque 2 mois plus tard j’ai été désigné comme chef de mission, pour 3 ans, d’un important projet de la Banque Mondiale ayant pour objectif de restaurer l’administration routière aux Comores.
Ces 3 années passées aux Comores, en famille avec mon épouse et nos 3 enfants, dans un environnement spartiate et atypique (pas d’école, pas d’eau hormis l’eau de pluie recueillie en citerne, l’électricité sans cesse défaillante, la cohabitation avec les rats, les transports inter-îles souvent défaillants, le téléphone aléatoire, 3 mois isolés sans avions ni bateaux, l’impéritie du personnel des TP etc.) pourraient faire l’objet d’un véritable roman d’aventure. J’y songe…
Je suis finalement resté 30 ans à BCEOM, jusqu’à ma retraite, en ayant, durant toutes ces années, accumulé, comme bien d’autres, nombre de souvenirs inoubliables, bien souvent folkloriques, parfois douloureux et dramatiques mais, malgré tout, ce fut une belle aventure qui m’aura marqué à vie, puisqu’il qu’il m’arrive encore d’en rêver en perdant ma valise de façon récurrente, ce qui est plutôt agaçant…
Je souhaite rendre un hommage soutenu à Claude Rouveyrol qui m’avait fait une totale confiance pour mener cette première mission dans des conditions qu’il n’aurait même pas pu imaginer. J’ai eu l’honneur de lui succéder 9 ans plus tard. Il nous a quittés en 2024 et je lui voue toute ma reconnaissance pour toutes les valeurs qu’il a su nous transmettre et le plaisir que j’ai eu à travailler avec lui.
Régis MANGE