Je m’appelle Jean-Claude Sallier. J’ai travaillé 12 ans au BCEOM et un peu partout dans le monde pour d’autres boutiques.

 

Brésil – comment le BCEOM me recruta

Je travaillais pour l’unité de Travaux Publics des Nations Unies à Kinshasa. Mon chef Michel L s’était cassé les quatre membres. Pendant un an, j’avais assuré l’intérim. Cette unité comprenait quelque 40 personnes parlant 16 langues différentes. La mission était simple et compliquée : assurer la pérennité des transports terrestres, fluviaux sur le fleuve Congo et aériens en assurant l’entretien des pistes. La mission était compliquée due à l’absence de gens compétents. Le Directeur des Routes était l’ancien archiviste du ministère. Les ministres étaient ministres parce qu’ils étaient chefs de tribu. Dans la salle d’attente de mon Ministre, il y avait une annonce élégante « Mesdames les putes, vous êtes priées de ne pas stationner ». En outre et pour le pire, le pays vivait dans un état d’anarchie complète. En bon français : c’était le bordel intégral. Un ilot d’efficacité survivait grâce aux coopérants mis en place par l’ONU avec les crédits américains de l’USAID.

J’avais fait face du mieux possible au grand chaos. J’avais à peine 30 ans. L’unité onusienne des travaux publics avait fonctionné pendant un an sans son chef titulaire.

Michel L se rétablit au bout d’un an. Rapidement je notais une certaine agressivité à mon égard. Je compris que mes jours étaient comptés. Michel L me prenait pour le vizir qui voulait prendre la place du Calife. J’étais devenu Iznogood.

Au lycée, j’avais eu un prof d’espagnol pendant trois ans. Il m’avait pris comme tête de Turc et faisait rire les élèves à mes dépens. Trois ans toujours dernier. Tête de Turc, ce n’est pas un métier d’avenir. Aussi, quand une chaire de Portugais s’ouvrit, je me précipitais et, de dernier je devins premier et même chouchou de la prof. Je passais le bac avec portugais en première langue.

Ce n’est pas fini. J’avais passé le concours des TPE [ingénieur des travaux publics de l’État], classé 18ème sur 150. Le premier était Marc T, un futur élément du BCEOM ayant même rempli les fonctions de Secrétaire Général allant chaque fin de mois mendier de l’argent auprès des banques. T m’avait remplacé comme subdivisionnaire de Hassi Messaoud sous l’OCRS. Un bon copain atteint aujourd’hui de la maladie de Parkinson.

Dans ma promotion, il y avait des Bretons. L’un de ces Bretons, Groix, était à Kinshasa recherchant des affaires pour une boite appelée BCEOM. Je le rencontrais et lui exposais ma triste situation d’Iznogood. Il me dit que sa boîte cherchait un ingénieur pour le Brésil. J’étais le seul ingénieur parlant portugais, cette langue chuintante que seules parlaient les femmes de ménage en France. Je fus embauché sans montrer mon CV.

« Nous venons de vous vendre à la société Ingeroute ». Interloqué, je me demandais si c’était flatteur ou humiliant.

Je venais d’être recruté par le BCEOM et c’était Madame Rendu, chef du personnel, qui venait ainsi d’une voix autoritaire me souhaiter la bienvenue. Elle m’intima ensuite de rencontrer d’urgence dans le XVe arrondissement le Directeur Général d’Ingeroute, un certain Monsieur Charles. Une heure plus tard, à l’invitation du chef de cabinet, j’entrais dans le bureau de Monsieur Charles

C’était une vaste pièce. À son extrémité, le dos à la fenêtre, la tête penchée, un type écrivait. Je restais immobile devant la porte. Au bout d’un long moment, le type leva la tête et m’observa d’un air ennuyé. Je m’avançais, me présentais et lui fit part de ma conversation avec Madame Rendu.

Sans un mot, le type ouvre un tiroir, en extrait un document. C’était un billet d’avion. J’attends en vain une parole, une instruction, quelque chose. Nada, niente, walou, rien ! Je fais demi-tour et me retrouve furibard dans le couloir. C’était un billet d’avion pour Belo Horizonte via Rio de Janeiro. C’est ainsi que je fus recruté et que je débutais une brillante carrière de 12 ans, plutôt chez Ingeroute qu’au BCEOM.

Furieux des manières de ce Charles, je faisais escale à Rio, y passais le week-end et prenais un vol le lundi matin pour Belo Horizonte. Mes résidus de portugais me permirent de demander au chauffeur de taxi de me conduire dans un hôtel du centre. Je m’installais Hôtel Amazonas, avenida Amazonas. Je demandais ensuite à la réceptionniste d’avoir la gentillesse de téléphoner à l’administration des Travaux Publics pour dire qu’un français voulait parler aux français. Cette approche gaullienne fut un échec. Pas de français à l’adresse indiquée. Perplexe, je restais planté dans le hall de réception en m’interrogeant de la suite à donner aux événements.

La réceptionniste se rappela soudain, à mon grand soulagement, qu’il y avait une deuxième administration des Travaux Publics. C’est ainsi que j’appris que le Brésil était un pays fédéral avec 25 états, 60 millions d’habitants (aujourd’hui 200) pour un territoire grand comme 18 fois la France et que les réceptionnistes d’hôtel étaient charmantes.

Le francophone qui se présenta au téléphone comme un laborantin du CEBTP, m’indiqua l’adresse des bureaux. Un taxi m’y amena et un certain Oblin, en costume cravate, me passa un savon en déplorant de m’avoir attendu en vain le samedi soir à l’aéroport. Je renaudais vilain. Mais je devais par la suite établir d’excellentes relations avec Monsieur Oblin, Directeur Général Adjoint du BCEOM. Je le vis un jour aligner des tickets de métro sur la table. Intrigué, je lui demandais ce qu’il faisait. C ‘était un PERT pour dégager un chemin critique. Chaque ticket était une tache. J’adoptais cette technique pour mes projets. Merci Mr Oblin.

Le chef de mission, Esperance Fenzy, était un type super simple que j’avais connu au Sahara. Avec une mère gitane et son père mineur de fond, il n’aurait jamais dû se retrouver Ingénieur des Ponts. Il avait débuté comme laveur de plancher dans un bureau des TP dans une ville du Nord. Puis, pousseur d’un chariot transportant des dossiers d’un bureau à un autre. Remarquant son intelligence vive, on l’avait mis apprenti topographe puis laborantin puis ingénieur TPE. Il passa enfin le concours des Ponts. Un type remarquable mais un linguiste misérable qui n’arriva péniblement qu’à dire « bonjour » et « merci » en portugais. Mais, l ‘ascenseur social de la République avait bien fonctionné.

L’étude consistait à élaborer au niveau appel d’offres deux études de deux routes, l’une de 250 km, l’autre de 100 km dans le Minas Gerais. J’étais chargé de la rédaction des documents d’appel d’offres avec un cahier des clauses administratives, des prescriptions communes et des prescriptions spéciales pour chacune des deux routes. Je devais ensuite en contrôler les traductions en portugais et en anglais. J’attrapais une tête comme un couscoussier à lire trois documents à la fois mais fis d’énormes progrès dans les deux langues.

Esperance Fenzy est maintenant décédé. J’envoyais à sa femme une longue lettre expliquant l’amitié qui nous liait et le génie de son défunt mari. Quand mon fils entra à Polytechnique, Monsieur Oblin, Directeur Général Adjoint, en profita pour expliquer aux réticents à l’expatriation pour cause de manque d’écoles que désormais ce serait une mauvaise raison. Sallier l’avait démontré. Cela me fit de nombreux ennemis. C’est ma femme et moi qui avions enseigné à nos trois enfants.

Jean-Claude SALLIER, décembre 2021