Je m’appelle Jean-Claude Sallier. J’ai travaillé 12 ans au BCEOM et un peu partout dans le monde pour d’autres boutiques.
En Corée
J’ai tiré 6 mois à Seoul avec Ringwald sous les conseils d’un type formidable qui ressemblait à un chinois : Gruau. II avait appris le coréen avec sa femme. II parlait coréen comme une femme. Les julots étaient morts de rire.
Ces coréens sont des gens extraordinaires, Ils ne s’arrêtent pas de travailler. J’en ai vus marchant au pas, se rendant à leur usine en chantant l’hymne de leur usine.
On se lève le matin. Merde ! Une tranchée de 100 mètres de large a été creusée dans la nuit dans un groupe d’habitations. Un quartier entier a disparu.
Notre mission était d’élaborer le plan de transport routier en 6 mois. Fallait pas trainer. Nous avions une douzaine d’ingénieurs coréens pour nous aider. Ils faisaient des tonnes de calculs avec des bouliers. Ce ne sont pas les têtes qui comptent, ce sont les doigts. Un doigt dérape et ça multiplie ou divise par 10 le résultat. Je passais mon temps à vérifier les ordres de grandeur. Passons.
Le gouverneur d’une province nous avait invités Ringy et moi. On se pointe à l’heure dans l’auberge. La salle est vide. Il n‘y a que le plancher. Le Gouverneur se pointe ave une quinzaine de types. Salamalecs d’usage. Le gouverneur s’assoit par terre en tailleur. Les quinze centurions kif kif. Je me retrouve les rotules douloureuses en face du gouverneur.
Son anglais est pire que mon coréen ; la conversation sera plus que réduite. Il frappe dans ses mains. Des larbins installent des tables basses entre la double rangée des convives. Accroupis. Le Grand Chef tape encore des mains. D’autres loufiats apportent des dizaines de bols remplis de boustifailles bizarres. Les convives restent sur leurs culs à sourire bêtement. Le grand Manitou claque à nouveau des mains et surprise 18 Geishas viennent s’asseoir à la droite des officiels.
Une coiffe fantastique avec deux baguettes d’ivoire plantées dans le chignon, des kimonos splendides, un petit coussin dans le dos. Des beautés hollywoodiennes. Comme dans l’opérette de Puccini « le Pays du Sourire » qui, elle, se finit mal par un harakiri de la belle. J’avais vu enfant ce spectacle avec ma mère qui pleurait comme une madeleine.
Ma super nana s’empare d’une paire de baguette et entreprends de me nourrir. La dernière fois que cela m’était arrivé, je devais avoir dans les trois ans et la bouffe était à mon goût, sans doute une purée au jambon. Mais les trucs qu’elle capture avec adresse avec ses baguettes sont des cafards confits. Le Gouverneur apprécie, claque de la langue en connaisseur. Moi je ne peux ni cracher, ni dissimuler dans la main. Je me tape un plein bol de cafards…. Je vais demander une prime spéciale à ma boite.
Le Gouverneur se met alors à pousser la chansonnette. Ringwald chante « en passant par la Lorraine » et moi « les feuilles mortes se ramassent à la pelle ». Enthousiasmé, le gouverneur fait cul sec avec un tord-boyaux à l’alcool de riz. Ringwald exige que sa geisha picole comme tout le monde. Elle s’exécute ainsi que les autres nanas, et bientôt de tournée en tournée, de gnôle en gnôle, toute l’assemblée bourrée roule par terre. C’était une superbe réception diplomatique.
J’ai le poil trop long. À Seoul il n’y a pas de vitrines. Je demande comment on reconnaît un salon de coiffure On m’explique, Je monte trois marches d’escalier, je frappe à la porte, la porte s’ouvre, une nana apparaît m’attrape par la cravate, me tire dans une petite antichambre. Une deuxième nana s’attaque à mes godasses, me fait lever les pieds, me déchausse ; Me croyant dans un claque, j’agite les doigts de la main au-dessus de ma tête en mimant un mouvement de ciseaux. Les filles ouvrent une porte qui donne sur un grand hangar comportant une allée centrale qui distribue des alcôves cloisonnées à mi-hauteur. Je continue à agiter mes doigts en ciseaux Les deux filles me poussent et m’installent sur un énorme fauteuil. L’une s’attaque à ma chemise qu’elle déboutonne, l’autre relève le bas de mon pantalon et les deux se mettent à hurler. Je commence sérieusement à m’inquiéter. Je cisaille frénétiquement l’air avec mes deux doigts. Des alcôves voisines, une douzaine de filles complètement hystériques se mettent à me tripoter les poils des jambes et de la poitrine. Les coréens sont imberbes, elles n’avaient jamais vu un velu. J’étais un phénomène de zoo, un macaque, un chimpanzé, un orang outang.
À Rio
Notre ami qui raconte son contrôle de la construction de l’autoroute en Corée explique la déconvenue de son collègue aux souliers blancs devenus noirs.
J’étais à Rio avec mon allure de chômeur et des godasses crasseuses. Le gamin avec sa boite de petit cireur me dévisage et me dit : « O señor é um turco ». Au Brésil rien n’est plus dégueulasse qu’un Turc. Le gamin se met au boulot, nettoie mes pompes avec de l’eau, cire, recire, crache pour faire briller. Et me regarde. Je lui remets un très gros pourboire. Le gamin émerveillé me dit alors : « o señor é turco nao o señor é libanés » : « vous n’êtes pas turc, vous êtes libanais ». Très fier de cette promotion, je lui tapote la tête.
Marketing
Le BCEOM dispose d’une unité de marketing internationale dont le rôle est d’obtenir des contrats. Cette unité est bien payée, voyage à l’étranger et fréquente les meilleurs hôtels. Est-elle vraiment efficace ? Regardons l’étrange cas suivant.
L’affaire démarre un vendredi soir à l’heure de pointe quand tout le monde s’entasse pour partir en week-end. Baillon me dit avec son air super dynamique habituel :
- Voudrais-tu d’un projet de route en Afrique ?
- OUI, dis-je, à condition que je puisse le faire depuis la Grande Motte (où le BCEOM avait un bureau décentralisé).
- Banco ! me dit Baillon avec l’air du chat qui a mangé la souris.
Il m’annonce alors qu’une réunion était prévue au ministère lundi matin. Il s’engouffre dans l’ascenseur et disparaît.
Je passé le week-end de bonne humeur, j’allais pouvoir rejoindre ma famille à Montpellier.
Le lundi à 9 heures, je me retrouvais au ministère, dans une salle de conférence équipée d’une table de la dimension d’un pont de porte-avion. La table était entièrement entourée de personnages importants, l’air ennuyé en cravate gilet. Peut-être des X ponts. Je recherchais Baillon du regard : personne ! Je commençais à paniquer.
À l’extrémité de la table, le chairman commença d’un ton vindicatif à regretter la qualité des études du BCEOM. Il exposa que sur les 100 premiers kilomètres de la route Tahoua- Arlit au Niger, tous les ouvrages de drainage avaient, de façon fort déplorable, disparus à la première pluie. Il fallait donc en prévoir la reconstruction après des études sérieuses.
Un type assez jeune expliqua qu’il y avait maintenant urgence, que les études de 1969 devraient être réactualisées dans les 6 mois à venir de manière à lancer le plus tôt possible la construction de la route. Je me demandais bien ce que pouvait être la COGEMA
Un participant, roide dans son gilet, interrogea sur un ton sarcastique le Représentant du BCEOM, c’est à dire moi, sur le coût de l’actualisation de ces 600 km . Salaud de Baillon ! Je pataugeais dans la semoule, ne connaissant rien de ce dossier. J‘ignorais qui étaient ces types autour de la table tellement connus qu’il ne se présentaient pas. Un truc était sûr, ils n’étaient pas venus sur ce porte-avion pour s’entendre dire par le représentant du BCEOM qu’il allait étudier la question.
Je fis un rapide calcul en forme de règle de trois : supposons 600 km de construction à 20 briques, je prends 5 % pour les études, ça fait comme dirait Tapie 600 patates. Ne s’agissant que d’une actualisation, arrondissons à 500 millions anciens. Je jetais ce chiffre comme un naufragé du Titanic se jetant dans les eaux glacées de l’Atlantique Nord .
Là-bas, à l’autre extrémité de la piste du porte-avion, un type fait un bond à crever le plafond. Il a le profil d’un inspecteur général des Ponts. J’apprendrais plus tard qu’il était l’Ingénieur Conseil des Banquiers. Il me traite de voyou sans vergogne avec cette froideur glacée que l’on réserve aux grands escrocs. J’en suis à envier le sort des naufragés du Titanic. La réunion est terminée. Il ne me reste plus qu’à organiser un safari au Baillon pour l’étrangler lentement.
C’est ainsi que je le retrouvais dans un couloir du BCEOM avec une cantine contenant 80 kilos de papier vieux de 7 ans à métamorphoser en dossier d’appel d’offre dans les 6 mois à venir. Arlit est une mine d’uranium proche de la frontière sud de l’Algérie en plein Sahara. La Cogema, c’est la compagnie qui exploite la mine et qui finance les travaux avec l’aide des Banquiers. L’indépendance énergétique de la France est en jeu.
J’avais déjà construit des routes dans le désert sous l’OCRS. Je menais l’affaire rondement, avec des innovations risquées comme faire balayer des centaines d’hectares de reg pour collecter les gravillons. Pas un seul caillou dans ce désert et, pire encore, faire du compactage à sec pour éviter de transporter de l’eau sur une centaine de kilomètres.
Le dossier d’appel d’offre fut livré à temps, les travaux exécutés à moins de un pourcent du devis interne. Le BCEOM obtint un contrat sur 20 ans pour l’entretien de cette route. L’unité de Marketing n’aurait pas fait mieux ; Le bénéfice sur ce projet fut énorme. J’étais vraiment un voyou d’escroc.
Ce fut mon dernier projet pour le BCEOM ; je venais d’être recruté par la Banque mondiale, sélectionné parmi 300 candidats. Il faut bien se faire un peu de publicité. Le jour de l’inauguration de la route, je me dirigeais en Toyota vers la frontière sud de la Colombie proche du Brésil.
Je crains fort qu’aujourd’hui ma route Tahoua Arlit ait disparu par manque d’entretien et charrois militaires des combats au Sahel.
Jean-Claude SALLIER, novembre 2021